CHAPITRE 34
Un homme abattu n’est pas un homme mort. Ne laissez aucune pile derrière vous.
La plupart des groupes d’intervention spéciale chantent la même rengaine. Les Diplos ne font pas exception. Mais face aux armements modernes, il est de plus en plus difficile de la chanter de façon convaincante. Le canon à ultravib avait éparpillé Jiang Jianping sur dix mètres carrés de pont et de mur. Aucun des tissus déchirés et brisés n’était plus solide que ce qui gouttait de Luc Deprez. Nous avons cherché pendant un bon moment, traçant de larges sillons avec nos bottes, nous accroupissant pour examiner plus avant de petites poches sanguinolentes, sans rien trouver.
Après dix minutes, Deprez l’a dit pour nous deux.
— On perd notre temps, il me semble.
— Ouais. (J’ai relevé la tête quand quelque chose a fait résonner la coque sous nos pieds.) Je pense que Vongsavath avait raison. On nous tire dessus.
— On retourne les voir ?
J’ai repensé à l’inducteur et je l’ai remis en place. Celui ou celle qui nous criait dessus tout à l’heure avait dû se lasser. Il n’y avait que des interférences sur le canal, et un étrange sanglot qui était peut-être l’onde porteuse.
— Ici Kovacs. Je répète, ici Kovacs. Rapport sur la situation.
Il y a eu une grande pause, puis la voix de Sutjiadi a crié dans le micro.
— …rivé ? …ous… vu …collage. Schnei… arti… ?
— Il y a beaucoup d’interférences, Markus. Rapport sur la situation. On nous attaque ?
Il y a eu un grand larsen, et deux ou trois voix qui ont paru vouloir prendre le pas sur Sutjiadi. J’ai attendu.
C’est Tanya Wardani qui a fini par parler, presque sans parasites.
— …nez ici, …acs …curité. Nous …cun …ger. …pète, auc… dang…
La coque a résonné de nouveau, comme le gong d’un temple. J’ai regardé vers mes pieds avec un grand doute.
— Tu as dit en sécurité ?
— …uii …cun dang… enez tout de s… urité. …épète, en sécurité.
Un coup d’œil à Deprez. Haussement d’épaules.
— Ça doit être une nouvelle définition.
— Alors on y retourne ?
J’ai regardé autour de moi, jusqu’aux empilements serpentins de la baie d’appontage. Puis à son visage barbouillé de sang. Décidé.
— On dirait bien. (Nouveau haussement d’épaules.) Wardani est sur son terrain. Elle ne s’est pas encore trompée.
De retour sur la plate-forme, le système de données martien avait formé une constellation brillante créée dans une seule intention. En dessous, les humains la fixaient comme des adorateurs devant un miracle inattendu.
Je les comprenais.
Un bon nombre d’écrans et d’affichages étaient tendus dans l’air autour de la structure centrale. Certains étaient des analogues évidents de n’importe quel système de bataille de cuirassé. D’autres défiaient toute comparaison avec ce que j’avais pu voir dans ma vie. Le combat moderne confère une familiarité avec le groupement d’affichage de données, une capacité à prendre en un seul coup d’œil le détail dont on a besoin d’après une dizaine d’écrans et d’affichages différents, rapidement et sans y penser. Le conditionnement des Diplos raffine encore cela, mais dans les géométries du pivot de données martien, je me sentais perdu. Çà et là, je rencontrais des infos compréhensibles, des images compatibles avec ce que je savais des événements autour de nous, dans l’espace. Mais même dans ces éléments, il me manquait certaines parties, l’écran les traduisant en fréquences invisibles pour l’œil humain. Partout ailleurs, je n’aurais su dire si les affichages étaient intacts, perturbés ou complètement grillés.
Dans les données identifiables, j’ai repéré une télémétrie visuelle en temps réel, des dessins de spectrographe en plusieurs couleurs, des prévisions de trajectoire et des modèles analytiques dynamiques de la bataille, des moniteurs de portée de détonation et des inventaires de chargeurs graphiques. Peut-être une notation de radiant grav…
Au centre d’un écran sur deux, on nous attaquait.
Glissant sur la courbe de la gravité solaire à un angle audacieux, c’était un vaisseau élancé, une fusion chirurgicale de tubulures et de courbes elliptiques qui trahissaient le vaisseau de guerre. La preuve ne s’est pas fait attendre. Sur un écran qui ne montrait pas l’espace réel, l’armement s’est rappelé à nous au travers de l’espace. À l’extérieur, les boucliers que notre hôte avait dressés ont ondulé et se sont illuminés. La coque du vaisseau a frémi sous mes pieds.
Ce qui veut dire…
J’ai senti mon esprit se dilater quand j’ai compris.
— Je ne sais pas de quoi il s’agit. (Sun a dit cela sur le ton de la conversation quand je suis arrivé à sa hauteur. Elle paraissait fascinée par ce qu’elle voyait.) En tout cas, de l’armement plus rapide que la lumière. Le vaisseau doit être au moins à une unité astronomique, et on se fait toucher instantanément chaque fois. Quoique ça n’ait pas l’air de faire beaucoup de dégâts.
Vongsavath a hoché la tête.
— Brouilleurs de défense préliminaires, je dirais. Pour bousiller le bouclier du vaisseau. Une sorte de disrupteur grav, peut-être. Il paraît que Mitoma fait des recherches sur… (Elle s’est interrompue.) Regardez, voilà le largage de torpilles suivant. Putain, ça fait beaucoup de ferraille en une seule fois.
Elle avait raison. L’espace devant le vaisseau assaillant s’était rempli de petites traces dorées si denses qu’on aurait cru des interférences sur l’écran. Les affichages secondaires ont montré les détails, et j’ai vu comment la nuée dessinait des manœuvres de détournement et protection mutuelles sur des millions de kilomètres dans l’espace.
— Ça aussi, il me semble que c’est de l’ultraluminique. Pourtant, l’écran gère. Mais ça a déjà dû se produire.
Le vaisseau sur lequel je me tenais a tremblé au loin, des vibrations séparées provenant de dizaines d’angles différents. Dehors, les boucliers ont encore scintillé, et j’ai eu l’impression d’un rideau sombre qui se glissait vers le dehors dans les microsecondes d’énergie interrompue.
— Riposte. La même chose, a dit Vongsavath avec une sorte de satisfaction dans la voix. C’était trop rapide pour l’œil nu. Un peu comme si on essayait de suivre des tirs de laser. Sur les écrans, le nouveau nuage brillait en violet, s’insinuant dans la nuée dorée approchante et explosant en taches de lumière qui s’étoilaient tout de suite. Chaque détonation éliminait une étincelle dorée, jusqu’à ce que le ciel entre les deux vaisseaux soit vide.
— C’est beau…, a soufflé Vongsavath. La vache, que c’est beau !
Je me suis réveillé.
— Tanya, tu as dit « en sécurité ». C’est ça que tu appelles être en sécurité ? ai-je demandé en désignant la bataille représentée au-dessus de nos têtes.
L’archéologue n’a rien dit. Elle regardait le visage et les vêtements pleins de sang de Luc Deprez.
— Du calme, Kovacs, a dit Vongsavath en indiquant les planificateurs de trajectoire. C’est un cométaire, tu vois. Wardani a lu la même chose sur les glyphes. Il va juste passer et échanger des tirs, comme ça. Puis il repart.
— Un cométaire ?
La pilote a écarté les mains.
— Orbite de rebut post-affrontement. C’est une boucle fermée. On dirait que ça dure comme ça depuis des milliers d’années.
— Qu’est-il arrivé à Jan ? a demandé Wardani d’une voix tendue.
— Il est parti sans nous. (Une pensée m’a frappé.) Il a passé la porte, hein ? Vous l’avez vu ?
— Comme une bite dans une chatte, a dit Vongsavath avec une amertume inattendue. Putain, il sait voler, quand il faut. C’était ma navette, merde.
— Il avait peur, a dit l’archéologue, éteinte.
Luc Deprez l’a foudroyée du regard derrière son masque de sang.
— Nous avions tous peur, maîtresse Wardani. Ce n’est pas une excuse.
— Pauvre idiot. (Elle nous a tous regardés à tour de rôle.) Pauvres idiots, tous autant que vous êtes. Il n’avait pas peur de ça. De cette connerie de son et lumière. Il avait peur de lui.
Le mouvement de la tête était pour moi. Ses yeux ont vrillé les miens.
— Où est Jiang ? a soudain demandé Sun.
Dans la tornade de technologie étrangère qui nous entourait, il avait fallu tout ce temps pour remarquer l’absence du ninja.
— Luc porte tout ce qu’il en reste, ai-je dit brutalement. Enfin, le reste est répandu sur le sol du hangar, grâce à l’ultravib de la Nagini. Jan devait aussi avoir peur de lui, hein Tanya ?
Wardani a détourné le regard.
— Et sa pile ?
Le visage de Sutjiadi est resté neutre, mais je n’avais pas besoin de le voir. Le gène de loup essayait de me faire ressentir le même tourment dans les sinus, derrière le nez.
Un membre en moins dans la meute.
Je l’ai verrouillé avec un tour de déplacement diplo. J’ai secoué la tête.
— Ultravib, Markus. Il a tout pris.
— Schneider – (Vongsavath s’est arrêtée puis a repris.) Je vais le…
— Oublie Schneider, lui ai-je intimé. Il est mort.
— Prends un numéro…
— Non, il est mort, Ameli. Vraiment Mort. (Et quand leur regard s’est braqué sur moi, quand Tanya Wardani m’a regardé sans y croire.) J’ai miné les cellules de carburant de la Nagini. Pour qu’elles explosent à l’accélération sous gravité planétaire. Il s’est vaporisé dès qu’il a passé la porte. Il aura de la chance s’il reste un peu de ferraille.
Au-dessus de nos têtes, une autre vague de missiles or et violets se sont croisés dans la danse des machines, et se sont éliminés en étincelles.
— Tu as fait sauter la Nagini ? (Difficile de savoir ce que ressentait Vongsavath, tant sa voix était crispée.) Tu as fait sauter ma navette ?
— Si les débris sont si dispersés que ça, a réfléchi Deprez à voix haute, Carrera pensera peut-être que nous sommes tous morts dans l’explosion.
— Si Carrera est bien là dehors à nous attendre, bien sûr. (Hand m’a regardé comme il regardait les brins-de-chant.) Si tout ceci n’est pas un stratagème de Diplo.
— Oh, qu’y a-t-il, Hand ? Schneider a essayé de conclure un marché avec vous quand vous êtes partis vous promener ensemble ?
— Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez, Kovacs.
C’était peut-être vrai. J’étais soudain trop fatigué pour en avoir quoi que ce soit à faire.
— Carrera va venir, quoi qu’il arrive, leur ai-je dit. Il est assez méticuleux, et il doit avoir envie de voir le vaisseau. Il a sans doute un moyen d’interrompre le système de nanobes. Mais pas tout de suite. Pas avec des petits morceaux de la Nagini qui jonchent le terrain, et des signes d’affrontement naval à grande échelle venant de l’autre côté de la porte. Ça va sans doute le retarder un peu. Et donc, nous donner du temps.
— Du temps pour quoi ? a demandé Sutjiadi.
Un ange est passé, et le Diplo s’est décidé à venir jouer. Ma vision périphérique m’a montré leur visage, leur attitude, mesuré les allégeances possibles. Les trahisons possibles. Verrouillé les émotions, conservé les nuances utiles qu’elles pouvaient me donner, et largué le reste. J’ai rejeté la loyauté à la meute, étouffé toute chaleur qui pouvait encore subsister entre Tanya Wardani et moi. Je suis descendu dans le froid structuré du Diplo en mission. Et j’ai décidé de la dernière carte à jouer.
— Avant de miner la Nagini, j’ai enlevé leurs combinaisons spatiales aux morts et je les ai cachées dans un creux de la première chambre en dehors du hangar. Si on oublie celle avec le casque troué, cela fait quatre combinaisons viables. Ce sont des combinaisons standard et universelles. La réserve d’air se remplit automatiquement dans une atmosphère respirable non pressurisée comme celle-ci. On ouvre les valves, et elle aspire tout. On part en deux vagues. Quelqu’un de la première vague revient avec des combis supplémentaires.
— Tout ceci, a raillé Wardani, avec Carrera qui nous attend de l’autre côté de la porte pour nous descendre. Je ne crois pas, non.
— Je n’ai pas proposé de le faire tout de suite, ai-je concédé calmement. Je propose simplement d’aller récupérer les combinaisons pendant que nous avons le temps.
— Et quand Carrera montera à bord ? Qu’est-ce que tu proposes ? (La haine qui montait au visage de Wardani était une des choses les plus laides que j’avais vues ces derniers temps.) Qu’on se cache ?
— Oui. (J’ai guetté les réactions.) C’est exactement ce que je propose. Qu’on se cache. Nous nous enfonçons encore dans le vaisseau, et nous attendons. L’équipe de Carrera aura assez de matériel pour trouver des traces de notre passage dans le hangar et à d’autres endroits. Mais ils ne trouveront rien qui ne pourrait être expliqué par notre présence avant d’embarquer dans la Nagini et d’exploser. Ils déduiront que nous sommes morts, puisque c’est l’explication logique. Il fera un passage rapide, déploiera une bouée de propriété comme nous comptions le faire, et il repartira. Il n’a pas assez de personnel ou de temps pour occuper une carcasse de plus de cinquante kilomètres de long.
— Non, a dit Sutjiadi. Mais il laissera une équipe en arrière.
— Alors nous les tuerons, ai-je dit avec un geste d’impatience.
— Et je suis sûr qu’il y aura un deuxième détachement qui nous attendra de l’autre côté de la porte, a dit Deprez d’un air sombre.
— Et alors ? Bordel, Luc. C’était ton boulot, non ?
L’assassin m’a adressé un sourire d’excuse.
— Oui, Takeshi. Mais nous sommes tous malades. Et c’est des Impacteurs qu’on parle. Une vingtaine ici, et sans doute autant de l’autre côté de la porte.
— Je ne pense pas que nous…
Un tremblement soudain a secoué le pont, suffisant pour que Hand et Tanya Wardani trébuchent. Les autres ont suivi grâce à leurs réflexes de combat. Mais quand même…
Un gémissement dans les fibres de la coque. Les brins-de-chant de l’autre côté de la plate-forme ont paru crier leur sympathie juste au-delà de la fréquence perceptible.
Un vague malaise est apparu en moi. Un souci.
J’ai regardé les écrans. Les systèmes d’attaque se sont échoués une fois de plus sur le bouclier de défense. Mais cela paraissait un peu plus proche, cette fois.
— Vous avez tous décidé, pendant mon absence, que nous étions ici en sécurité, n’est-ce pas ?
— Nous avons fait le calcul, Kovacs.
Vongsavath a hoché la tête, incluant dans le mouvement Sun et Wardani. L’officier système a acquiescé. Wardani a continué à me fusiller du regard.
— On dirait que notre ami là-dehors nous retrouve environ tous les douze siècles. Et à voir la datation des ruines retrouvées sur Sanction IV, cela signifie que ce combat s’est déjà déroulé une centaine de fois, sans résultat.
Restait mon sentiment. Les sens de Diplo, poussés au point de rupture, me disaient que quelque chose n’allait pas. N’allait tellement pas, en fait, que ça sentait le roussi.
… gémissement de l’onde porteuse…
… brins-de-chant…
… ralentissement du temps…
J’ai fixé les écrans.
Il faut qu’on foute le camp.
— Kovacs ?
— Il faut qu’on…
J’ai senti les mots voleter entre mes lèvres sèches, comme si quelqu’un d’autre utilisait l’enveloppe contre ma volonté. Je me suis tu.
L’autre vaisseau a enfin lancé la véritable attaque.
Elle a jailli des surfaces de tête de l’engin comme un être vivant. Une bulle amorphe et turbulente, un corps noir craché vers nous comme une haine coagulée. Sur les écrans secondaires, nous l’avons vue déchirer l’espace autour d’elle, et laisser une réalité malmenée dans son sillage. Il était facile de deviner de quoi il s’agissait.
Armement hyperspatial.
Une invention d’expéria. Le rêve humide de n’importe quel commandant naval dans le Protectorat.
Notre vaisseau, le vaisseau martien – et je comprenais maintenant, une certitude poussée par mon intuition diplo, que l’autre n’était pas martien, n’avait rien de martien-a ondulé d’une façon qui m’a saturé de nausée, et m’a tout de suite fait vibrer les dents. J’ai trébuché, mis un genou en terre.
Quelque chose a été vomi dans l’espace devant l’attaque. Quelque chose a bouillonné et s’est plié, avant de se fendre en deux avec une détonation vaguement ressentie. Un tremblement de recul dans la coque autour de moi, une perturbation qui allait au-delà de l’espace réel.
Sur l’écran, le projectile au corps noir s’est désolidarisé en particules à l’air étrangement gluant. J’ai vu le bouclier extérieur scintiller, trembler et s’éteindre comme une bougie que l’on souffle.
Le vaisseau a crié.
Pas d’autre façon de le décrire. C’était une modulation qui paraissait émaner de l’air autour de nous. Un son si massif que le rugissement de l’ultravib de la Nagini en paraissait presque tolérable. Mais alors que la détonation d’ultravib avait martelé mes oreilles, ce son tranchait aussi aisément qu’un scalpel laser. Je savais, en amorçant mon geste, qu’il ne servirait à rien de me plaquer les mains sur les oreilles.
Je l’ai fait quand même.
Le cri a monté, s’est maintenu et a fini par reculer sur la plate-forme, remplacé par une imitation moins douloureuse de trilles d’alerte lancés par le datasystème et un écho évanescent des…
Je me suis retourné.
… des brins-de-chant.
Cette fois, il n’y avait aucun doute. Doucement, comme le vent caressant une arête rocheuse usée, les brins-de-chant avaient récolté le cri du vaisseau et se le rejouaient à des cadences hachées presque musicales.
L’onde porteuse.
Au-dessus de nous, quelque chose a paru murmurer une réponse. En levant les yeux, j’ai cru voir une ombre passer sur le dôme.
Dehors, les boucliers se sont remis en place.
— Merde, a dit Hand en se relevant. Qu’est-ce qu…
— La ferme.
J’ai regardé à l’endroit où j’avais cru voir l’ombre, mais la disparition du champ d’étoiles l’avait noyée dans une lumière perlée. Un peu à gauche, l’un des cadavres martiens me regardait depuis la radiance des datasystèmes. Le sanglot des brins-de-chant se poursuivait, me tiraillant au creux de l’estomac.
Puis de nouveau, l’impulsion qui secoue les tripes, écœurante, et la pulsation dans le pont sous nos pieds.
— Nous ripostons, a dit Sun.
À l’écran, une autre masse de corps noir, crachée par une batterie au ventre du vaisseau martien, volait vers l’attaquant qui se rapprochait. Le recul a duré plus longtemps.
— C’est incroyable, a dit Hand. Incroyable.
— Et pourtant…, lui ai-je retourné d’un ton mort.
Mon pressentiment de désastre n’avait pas disparu avec l’écho mourant de la dernière attaque. Il s’était même renforcé. J’ai essayé d’appeler à mon aide l’intuition diplo à travers toutes les couches de nausée et de fatigue.
— Attention au choc, a crié Vongsavath. Bouchez-vous les oreilles !
Cette fois, le missile adverse est arrivé beaucoup plus près, avant que les défenses martiennes l’éliminent. Les ondes de choc de l’explosion nous ont tous jetés au sol. On aurait dit que le vaisseau tout entier s’était tordu autour de nous comme un torchon qu’on essore. Sun a vomi. Le bouclier extérieur s’est abaissé et ne s’est pas relevé.
Préparé à un nouveau cri du vaisseau, j’ai entendu à la place une longue mélopée basse qui me fouaillait les tendons. Les brins-de-chant l’ont capturée et amplifiée, plus aiguë. Ce n’était plus un écho mais une émanation à proprement parler.
Wardani a soufflé derrière moi, et je me suis retourné. J’ai suivi son regard incrédule. La même ombre traversait les régions supérieures de l’affichage de données.
— Qu’est-ce…
C’était Hand, sa voix disparaissant tandis qu’une autre tache de ténèbres arrivait lentement de la gauche, paraissant danser avec la première.
À ce moment-là, j’ai su. Étrangement, ma première pensée a été que Hand n’aurait pas dû être surpris. Il était le mieux placé pour comprendre.
La première ombre a piqué et tourné autour du cadavre du Martien.
J’ai cherché le regard de Wardani, et trouvé l’incrédulité que je m’attendais à voir.
— Non, a-t-elle murmuré, articulé même. Ce n’est pas possible.
Et pourtant.
Ils sont arrivés de tous les côtés du dôme, tout d’abord par un ou deux, glissant le long de la courbe cristalline et prenant soudain une existence tridimensionnelle, détachés par chaque distorsion convulsive que leur vaisseau subissait à mesure de l’affrontement. Ils se décollaient et descendaient au niveau du sol, puis remontaient et se mettaient à tourner autour de la structure centrale. Ils ne paraissaient pas avoir conscience de nous, mais aucun ne nous a touchés. Au-dessus, leur passage n’avait aucun effet sur le système d’affichage, à part une vague distorsion quand ils le traversaient directement. Certains paraissaient même sortir jusque dans l’espace, ne serait-ce qu’un instant. D’autres surgissaient de la colonne qui nous avait nous-mêmes permis d’accéder à cette plate-forme, se serrant dans un espace de vol de plus en plus saturé.
Ils produisaient la même mélopée entamée un peu plus tôt par le vaisseau, la même litanie que les brins-de-chant lançaient à présent depuis le sol, la même onde porteuse que j’avais perçue sur le communicateur. Des traces d’une odeur de cerise et de moutarde flottaient dans l’air, mêlées à présent à une autre chose, vieille et calcinée.
La distorsion hyperspatiale a explosé dans l’espace au-dehors, les boucliers se sont réactivés, teintés d’une nouvelle couleur violette, et la coque du vaisseau a vibré de toutes parts sous le recul, quand ses batteries ont tiré de façon répétée sur l’attaquant. J’avais tout oublié. Toute sensation d’inconfort physique avait disparu, figée dans l’oppression sous ma poitrine et la pression croissante derrière mes yeux. La plate-forme paraissait s’être étendue dans toutes les directions autour de moi, et le reste de la compagnie était bien trop loin sur cette surface pour que je m’y intéresse.
J’étais conscient que je pleurais, un sanglot sec dans les petits espaces de mes sinus.
— Kovacs !
Je me suis retourné, comme si j’étais entré jusqu’aux cuisses dans un torrent glacé, et j’ai vu Hand, la poche de veste rejetée, le sonneur en train de se lever.
La distance, ai-je estimé par la suite, était inférieure à cinq mètres. J’ai mis une éternité à la franchir. J’ai pataugé vers l’avant, bloqué le bras armé à un point de pression et écrasé mon coude sur son visage. Il a hurlé, chuté, lâché le sonneur qui a glissé loin de lui. Je me suis laissé tomber après lui, cherchant sa gorge de mes yeux voilés. Un bras m’a repoussé, faible. Il criait.
Ma main droite s’est durcie, tranchant assassin. Le neurachem s’est efforcé de recentrer ma vision malgré mes yeux récalcitrants.
— … tous mourir, espèce de…
J’ai levé la main pour frapper. Il sanglotait.
Flou.
De l’eau dans les yeux.
Je les ai essuyés du revers de la main, ai cligné des yeux et vu son visage. Il avait des larmes sur les joues. Les sanglots formaient à peine des mots.
— Quoi ? (Ma main s’est détendue, et je l’ai giflé violemment.) Qu’est-ce que vous avez dit ?
Il a avalé sa salive. Pris une inspiration.
— Tirez-moi dessus. Tirez sur tout le monde. Avec le sonneur. Kovacs. C’est ça qui a tué les autres.
Et j’ai réalisé que mon propre visage était baigné de larmes, mes yeux noyés. Je sentais les sanglots dans ma gorge gonflée, la même douleur renvoyée par les brins-de-chant, non pas depuis le vaisseau, ai-je soudain compris, mais depuis l’équipage mort depuis des millénaires. Le couteau qui me ravageait les entrailles était la peine des Martiens, une peine étrangère enregistrée ici d’une façon qui n’avait de sens que dans les légendes dites autour du feu sur Mitcham’s Point. Une douleur glaciale et inhumaine dans la poitrine et au creux de mon estomac, indélogeable, une note presque juste qui, une fois arrivée à l’harmonie, me ferait exploser comme un œuf cru.
J’ai senti l’onde et la torsion d’un autre coup de corps noir tout juste arrêté. Les ombres massées au-dessus de ma tête tournoyaient et hurlaient, battant contre le haut du dôme.
— Allez-y, Kovacs !
Je me suis remis sur mes pieds. Trouvé mon propre sonneur, et tiré sur Hand. J’ai cherché les autres.
Deprez, les mains sur les tempes, vacillant comme un arbre dans l’orage. Sun, apparemment en train de tomber à genoux, Sutjiadi entre les deux, trouble dans les perspectives voilées de mes propres larmes. Wardani, Vongsavath…
Trop loin, trop loin dans la densité de lumière et la peine lamentable.
Le conditionnement diplo a cherché à me rendre la perspective, a coupé le déluge d’émotions que les pleurs avaient déclenché. La distance s’est faite plus courte. Mes sens sont revenus à la normale.
Les sanglots des ombres massées là se sont intensifiés quand j’ai déconnecté mes propres défenses psychiques et mes amortisseurs. Je les inspirais comme du Vingt de Guerlain, oxydant une défense interne qui allait au-delà de la physiologie analytique. J’ai senti les dégâts déferler, au point de rupture.
J’ai levé le sonneur et commencé à tirer.
Deprez. Au sol.
Sutjiadi, se retournant quand l’assassin est tombé à ses côtés, l’air incrédule.
Au sol.
Derrière lui, Sun Liping à genoux, les yeux fermés aussi fort que possible, son arme sur la tempe. Analyse système. Dernier recours. Elle avait tout compris, mais n’avait pas de sonneur. Et ne savait pas que quelqu’un d’autre en avait un.
J’ai avancé d’un pas hésitant, en criant vers elle. Inaudible dans la déferlante de chagrin. Le blaster posé sous le menton. J’ai tiré avec le sonneur. Raté. Me suis rapproché.
Le blaster a tiré. Il lui a arraché le menton avec un rayon étroit, et a allumé une lame de feu pâle sur sa tête avant que le circuit d’écho s’enclenche et coupe le rayon. Elle est tombée sur le côté, de la vapeur lui sortant de la bouche et des yeux.
Quelque chose a claqué dans ma gorge. Un petit degré de deuil franchi, se déversant dans l’océan de peine esquissé par les brins-de-chant. Ma bouche s’est ouverte, peut-être pour extérioriser un cri de douleur, mais ç’aurait été trop massif. Le tout s’est coincé dans ma gorge.
Vongsavath m’a bousculé sur le côté. Je l’ai rattrapée. Elle avait les yeux écarquillés, noyés de larmes. J’ai voulu la repousser, pour laisser de la place au sonneur. Elle restait cramponnée et gémissait.
La particule chargée l’a fait décoller, et retomber sur le corps de Sun.
Wardani se tenait de l’autre côté, et me regardait.
Un autre tir de corps noir. Les ombres ailées au-dessus de nous criaient et pleuraient, et j’ai senti quelque chose se déchirer en moi.
— Non, a dit Wardani.
— Cométaire, ai-je répondu en criant pour couvrir les pleurs. Ça va passer, il faut juste…
Puis quelque chose s’est vraiment déchiré, quelque part, et je suis tombé sur le pont, recroquevillé sur ma douleur, bouche bée comme un poivrot émerveillé par tant d’immensité.
Sun – morte de sa propre main, pour la deuxième fois.
Jiang – répandu sur le sol du hangar. Sans pile.
Cruickshank, déchirée, sans pile. Hansen idem. Le compte s’est alourdi, j’ai tout revu en accéléré, le temps se déroulant comme un serpent aux affres de la mort.
La puanteur du camp d’où j’avais tiré Wardani, des enfants qui mouraient de faim à l’ombre des mitrailleuses automatiques et sous le gouvernement d’un camé en fin de vie, sale parodie d’être humain.
Le vaisseau-hôpital, un purgatoire instable entre deux champs de bataille.
Le peloton, des membres d’une meute déchirés autour de moi par les shrapnels intelligents.
Deux ans de carnage sur Sanction IV.
Avant cela, les Corps diplomatiques.
Innenin. Jimmy de Soto et les autres, des esprits creusés par le virus de Rawling.
Avant cela, d’autres mondes. D’autres douleurs, rarement la mienne. Mort et tromperie de Diplo.
Avant cela, Harlan et la mutilation émotionnelle progressive d’une enfance dans les taudis de Newpest. Le saut salvateur dans la brutalité joviale des marines du Protectorat. Les jours de police.
Des vies étirées, vécues dans la fange de la misère humaine. Douleur réprimée, écrasée, conservée pour un inventaire qui n’est jamais venu.
Au-dessus de nous, les Martiens tournaient et hurlaient leur peine. Je sentais monter mon propre cri, le sentais croître en moi, et je savais qu’il allait me fendre en deux.
Puis la décharge.
Puis les ténèbres.
Je m’y suis laissé tomber, reconnaissant, espérant que les fantômes des morts impunis me laisseraient entrer inaperçu dans ces ténèbres.